Beau Fixe
Petit à petit, l'oiseau fait son nid.
PROVERBE
I
Je vis avec la
femme la plus pédante de la planète. Elle s'appelle Tilda. Nous ne sommes
pas mariés, mais c'est comme si. Elle est riche. Elle m'entretient. J'aime
me dire que je lui appartiens. Corps et biens. J'aime surtout qu'elle
m'enfourne la tête dans ses gros seins. Ça me rend joyeux tout à coup.
Ça me sécurise.
Je regarde par la fenêtre. La neige
a tout recouvert. Les angles sont arrondis. Les aiguilles dorment. Demain
c'est Noël. Je suis content.
Tilda m'offre un nounours. Je ne
sais pas si on peut encore appeler ça un nounours. Il est tellement grand.
Aussi grand que moi. Je le baptise Tex.
Tilda lit Science et Vie tous les
mois. J'ai droit à des nouvelles bouleversantes. Elle m'apprend, par exemple
ce matin, qu'on a repéré un fossile sur la planète Mars. Il y a un mois,
c'était l'eau sur la Lune. Avant ça, je me souviens d'une histoire de
bactérie immortelle. C'est pas des blagues. Elle est très sérieuse. Elle
m'a montré ses sources.
Je petit-déjeune relax. Je fais la
planche dans l'appartement vide. Tilda est sortie. Sa spécialité, les
sorties. Une expo, un film, une conférence, un colloque, une pièce de
théâtre, un rendez-vous, une soirée branchée, un défilé. Elle n'arrête
pas.
Moi j'm'en fous j'hiberne.
Lao Tseu a dit: "Qui ne s'écarte
pas de sa place vit longtemps." Alors j'applique, mais je lis beaucoup.
Ça compense. J'adore les guides de voyage. Depuis quelques années, je
ne lis que ça. Deux trois guides par pays pour avoir plusieurs points
de vue, ne pas s'enfermer dans une seule vision des choses. Je m'attaque
aux continents. Je les prends l'un après l'autre. J'ai déjà fait le tour
du monde, mais je recommence, je me spécialise chaque année.
J'ai une voisine. Elle s'appelle
Cuna. Petite, mignonne, grand sourire. Elle a un nouveau gourou. Avant,
pendant trois ans, elle a cru en Zorg. Une sorte de magicien-masseur qui
la branlait très bien. Je l'ai croisée l'autre jour dans l'ascenseur.
Elle l'a quitté. Maintenant, elle suit Matricia, une déesse incarnée
venue apporter beaucoup d'amour sur la Terre. Ses disciples l'appellent
Maman, tout simplement. J'ai vu une photo. Très sympa. On dirait un polichinelle.
Ils chantent des chansons, prient, voyagent de continent en continent.
Elle dit qu'elle se sent mieux qu'avec Zorg, plus pure, et plus spirituelle.
Chacun sa solution.
Moi j'm'en fous j'hiberne.
Je suis conscient. Je manque de rigueur
dans mon hibernation. Je pourrais m'enfouir de manière plus radicale.
Trouver une grotte. Pour le moment, je vois encore le jour, je sors acheter
des petits trucs, bouffe, tabac, médicaments. Je vois Tilda tous les soirs
et tous les matins. On parle beaucoup. Elle parle beaucoup.
Les dimanches, Tilda et moi recevons
quelques amis à déjeuner. Elle dit qu'il faut bien que je voie des visages.
Que j'aie des conversations pour aérer mon cerveau. Je fais un
effort. Ça ne me dérange pas. Je bois du vin, je discute, je regarde.
Mes préférés c'est Aucassin et Nicole Siphon, le monstre-à-deux-têtes.
C'est comme ça que je les appelle parce qu'ils sont inséparables. Il paraît
que si on les coupe l'un de l'autre pendant deux jours, ils tombent malades.
Ils pensent la même chose sur tout. Je les soupçonne de rêver pareil.
La greffe bizarre. Je suis sûr qu'il y a un truc. J'essaie de comprendre.
J'ai déjà tenté d'en pincer un pour voir si l'autre dirait aïe,
mais je n'ai pas osé pincer assez fort. Je recommencerai dimanche prochain.
L'oisiveté est le poison de l'âme.
Le travail grandit l'homme. J'ai une formation d'ingénieur informatique.
Depuis trois ans, je fais des esquisses de jeux vidéo, et je les vends
à des companies qui les développent. J'ai trois ordinateurs
qui m'accompagnent dans mon quotidien, et je bricole. Tous les deux mois,
je ponds un nouveau jeu. Bien que virtuels, quels mondes! Une infinité
de portes de sortie.
Longtemps, j'ai cherché à me cacher.
Je ne supportais plus tous ces satellites au-dessus. Quand ils se sont
mis à installer ces caméras partout dans les rues, j'ai pensé sérieusement
creuser. J'étais déterminé à faire un trou. Une base habitable sous terre.
Un petit chez soi, modeste et retiré du brouhaha. Je rêvais d'un peu d'intimité.
J'étais sur le point d'engager les travaux dans le plus grand secret,
quand j'ai rencontré Tilda. Elle m'a calmé. Elle m'a dit que ça servait
à rien de s'énerver, qu'il n'y avait rien à faire, qu'il fallait se contenter.
Pour me dissuader de creuser, elle m'a montré Science et Vie. J'ai découpé
l'article. C'était un faire part de naissance. L'Amérique annonçait qu'elle
venait d'accoucher d'une nouvelle bombe nucléaire ultra-puissante qui
élimine tout jusqu'à 100m de profondeur sous la terre. De quoi déterrer
n'importe quoi.
Je reste sagement chez moi, je minimise
les risques, je me détends et j'attends. Je conduis. J'ai devant moi trois
écrans vertigineusement colorés. Jolies fenêtres hallucinées. Hublots
intersidéraux. Je suis connecté au monde entier. Je suis partout et nulle
part tout en étant immobile.
Il y a les seins de Tilda à portée
de tête. Je me précipite. Je ferme les yeux.
II
Ça fait un moment
que je fais le moine. J'ai jeté tous les miroirs que j'ai trouvés dans
l'appartement, et je me suis enfoncé dans mes poils que j'ai nombreux.
Beaucoup de choses ont changé autour
de moi. L'espace soudain s'est élargi. Tout a pris des allures de galaxie.
Mis à part que Tilda m'a quitté en me laissant généreusement l'appartement,
je sens que petit à petit j'accède à une nouvelle forme. Mon temps est
beaucoup plus structuré. Chacune de mes journées est bien centrée. Mon
âme, ou mon moi, ou tout ce que vous voudrez, est massé quotidiennement
par un nouveau rituel qui s'est imposé à moi comme une messe.
Un poteau d'angle très personnalisé.
J'ai opéré Tex, mon nounours. Je
l'ai bourré de coton pour le grossir. On dirait une grosse planète Terre.
Je lui ai même fait deux seins énormes comme des ballons de football.
J'ai été jusqu'au bout. Je lui ai rajouté un vagin et un anus. J'avais
un modèle, la photo d'une petite statuette préhistorique. Une base pour
improviser dessus, histoire de ne pas partir de rien.
Une fois ma nouvelle idole ultra-polichinellique
cousue et montée, je l'ai enfermée dans une pièce vide qui lui est maintenant
exclusivement réservée.
J'ai rebaptisé mon ex-nounours. Il
ne peut plus s'appeler Tex. Désormais, ma créature a pour nom: La-Vie-Telle-Qu'elle.
La mère du monde est mon hôte. Elle
trône seule dans sa chambre. Tous les jours, en guise d'éthique, je dois
lui faire la peau. L'exploser. Lui niquer la gueule.
La-Vie-Telle-Qu'elle doit être bien
battue.
Régulièrement.
Mon propos n'est pas dirigé contre
la vie. Je ne crache pas dans la soupe. Je suis contre les messes noires.
Vive la vie! Tous les matins je bats ma bête. Je célèbre la vie. Je vis
avec. J'essaye de rester en rapport, de maintenir une tension, comme un
lien avec le vivant pour lui-même. Je dois admettre que non seulement
ça me fait du bien, mais qu'en plus ça m'organise le crâne. Je sens que
ça consolide ma vision du monde.
Ma morale est qu'il faut battre,
humilier, lacérer, gifler, tordre, trouer, crever la Nature. Il s'agit
simplement de bien l'enculer. De l'embrocher à l'infini, tous les jours,
encore et encore.
Par amour sinon c'est nul. Là est
le coeur vif du tragique. La vraie vie n'est pas ailleurs.
Dehors, les sirènes m'appellent.
Elles me veulent. Elle bombardent leur musique. J'entends leurs supplications
stridentes. Elles demandent mon corps. Elles me harcèlent. Elles m'érotisent
très fort mais je résiste. Collé à l'intérieur de l'appartement, au fond
tout au fond de ma chambre, je m'enchaîne à mes murs.
Je suis très sensible à leur musique.
Elles me touchent tellement pile au centre que je prends ça comme un défi.
Je les nie mais je bande.
C'est comme ça que je gagne.
Pourvoir les enchaîner. Les ficeler
très serré. Leur ligoter le corps de très près. Les bâillonner avec du
fer. Marquer, limiter, encadrer leur forme avide... Impossible. Les sirènes
du réel n'arrêtent pas de me lancer des regards obscènes, à désarçonner
un saint. Elles ont des paupières... Des cils longs comme des langues
qui clignent sans arrêt... Étoiles affamées... Ne pouvant les atteindre
pour les mettre en boîte, c'est moi que j'opère. Je me mets moi-même en
boîte. Un mur est un mât.
Il y a des prisonniers qui à force,
finissent par s'attacher. Ils ont du mal à quitter leur cellule. Des liens
se créent à la longue entre leur corps et leur boîte. Du crâne, dernier
refuge, seule vraie propriété, au corps, et par extension à la cellule,
comme une projection, un élargissement du crâne dans l'espace.
Je vis seul. A part le livreur, le
laitier parfois, je ne vois plus de visages. Au bout d'un moment, l'espace,
dégagé d'humanoïdes, gagne ma confiance, et une myriade de petites particules,
une foule, tout un peuple, pointe le bout de son nez. Ils sortent par
les oreilles surtout, le nez, les yeux, la bouche. Ils sortent et colonisent,
s'installent, pique-niquent. Ma chambre devient mon crâne. Mon corps,
ma forme basique, ma prison terrestre et matérielle se détend et s'élargit
aux murs vides.
Quand le livreur sonne par exemple,
ou quand une vieille amie vient jouer, c'est l'alerte générale! La panique
microcosmique! Tout mon peuple se résorbe et rejoint sa graine. Ça se
passe très rapidement. Le mécanisme est bien rodé. Il y a des exercices
réguliers. Je les applique sérieusement. Un réflexe, ça se crée et ça
s'entretient. Il faut sans cesse dépoussiérer, vérifier, contrôler. Ils
font ça avant chaque décollage.
III
Je me développe.
La-Vie-Telle-Qu'elle se porte à merveille.
Je m'en occupe de très près. Mais j'ai beau faire, elle commence à s'user.
C'est triste. Un jour, il va falloir penser à la remplacer. Je la regarde.
Je l'aime sincèrement. J'ai du mal à me souvenir qu'un jour, c'était Tex.
Je pense sérieusement à me greffer
un système de circuits électroniques. J'ai envie de changer de chair.
De muter un peu. Sentir le métal. Bricoler mon système nerveux. Mais j'hésite
à franchir le pas. C'est une décision difficile.
Une prison pour vivre!... La prison
est une issue. Le corps déjà, comme territoire. La liberté totale n'existe
pas. C'est l'autre nom du néant. Il faut s'incarner dans une forme. Se
creuser des limites. S'emmurer dans ses os.
Je rêve souvent que je suis au paradis.
Il y a toujours Andy Warhol dans les parages. On discute, on se balade
entre les nuages, on s'amuse bien.
J'aimerais pouvoir développer de
nouveaux membres. Je vois ma viande se déployer comme une plante grimpante.
J'aimerais que ma chair serve à tartiner les murs de l'appartement. Qu'il
vive de moi. Que je me fonde avec. Je deviens l'espace, et l'espace
devient je.
J'imagine mon corps gonfler. Un monde
s'ouvre à l'intérieur. Je m'y installe pour toujours.
Tilda est partie depuis longtemps.
Elle m'a dit que je régressais trop. Elle n'en pouvait plus, et elle a
claqué la porte. Je l'emmerde. Elle et sa psychanalyse! J'ai essayé de
lui expliquer. Je lui ai dit qu'elle confondait régression et architecture.
© abdallah ko, 1997
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